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Une multitude de patries

20.11.2019

Les nouvelles réalités sociales font apparaître une nouvelle littérature nationale. Ancien pays d’émigrants, la Suisse est depuis longtemps devenue terre d’immigration. Cela se reflète dans sa littérature, qui ne se réfère plus aux idylles et aux traditions d’antan, mais aborde de manière critique la question des origines. Or la quête des racines est souvent synonyme de voyage au bout du monde.

Melinda Nadj Abonji, l’autrice du roman «Pigeon, vole», heureuse d’avoir remporté le prix allemand du livre. (Photo d’archive, 2010).

Ces périples imprègnent la nouvelle littérature multiculturelle. Il y a neuf ans, Melinda Nadj Abonji a reçu le Prix du livre suisse et le Prix du livre allemand pour «Pigeon, vole». Ce roman sur l’arrivée et l’ostracisation d’une famille de migrants dans sa nouvelle patrie a parlé aux lecteurs d’aujourd’hui.

En 1970 déjà, dans «Le ciel est beau ici aussi», l’autrice tessinoise Anna Felder avait tracé avec sensibilité le portrait de ces enfants de travailleurs immigrés italiens portant la clé de chez eux autour du cou. De nombreux autres auteurs l’ont suivie, comme Dante Andrea Franzetti ou Franco Supino, en écrivant sur la génération des «secondos». En Suisse romande, Agota Kristof a adopté la langue de son nouveau pays pour évoquer celui de sa naissance, la Hongrie. Les livres de Max Lobe (Cameroun) ou d’Elisa Shua Dusapin (Corée), en français, ceux de Catalin Dorian Florescu (Roumanie) ou de Kathy Zarnegin (Iran), en allemand, montrent bien comment la quête des origines rayonne dans le monde entier. Grâce à eux, le champ littéraire suisse s’est vivifié, élargi. De nouvelles cultures, de nouvelles histoires et de nouvelles images y pénètrent et le rendent plus coloré et plus riche.

Beat Matzenauer

Alain Claude Sulzer, «Unhaltbare Zustände» (en allemand) Éditions Galiani, Berlin 2019, 267 pages; CHF 33.90, E-book (epub) € env. 19.–

«Unhaltbare Zustände»

En 1968, depuis les grèves et les soulèvements estudiantins, le monde est en ébullition. À Berne aussi souffle un vent nouveau. Stettler est un célèbre étalagiste-décorateur de près de 60 ans travaillant pour le plus grand magasin de la ville. On lui adjoint un nouveau collègue, jeune, plein d’idées fraîches. Les vitrines de Stettler, autrefois admirées, paraissent à présent fades et convenues. L’univers de Stettler est sens dessus dessous. Il se sent menacé et se crispe dans sa colère et ses idées de vengeance. La fin est cruelle, avec une vitrine inédite de Stettler, illustrant sa chute.

Le roman d’Alain Claude Sulzer est intelligent et sensible, précis dans l’expression et magnifiquement raconté. Né en 1953, l’écrivain vit aujourd’hui à Bâle. Il est l’auteur de nombreux romans et essais.

Ruth von Gunten

Autres lectures conseillées (Suisse alémanique)

Arno Camenisch, «Herr Anselm» (Engeler), Le monologue amusant et doucement mélancolique d’un concierge d’école courageux.

Ivna Žic, «Die Nachkommende» (Matthes & Seitz), Un premier roman éblouissant sur l’immigration et le voyage, l’identité et la patrie.

Ruth Schweikert: «Tage wie Hunde» (S. Fischer), L’écrivaine tient le journal de sa maladie. Un récit qui bouleverse et guérit dans le même mouvement.

Johanna Lier: «Wie die Milch aus dem Schlaf kommt» (Brotsuppe), La narratrice part à la recherche de ses racines juives en Europe de l’Est et en Israël.

Martin Suter, «Allmen und der Koi» (Diogenes), Roman policier léger et truffé d’humour tournant autour d’un poisson ornemental japonais.

Martin R. Dean: «Warum wir zusammen sind» (Jung und Jung), À notre époque agitée et dénuée de tendresse, à quoi ressemblent les histoires d’amour?

Franz Dodel: «Nicht bei Trost: Capricci» (éd. Korrespondenzen), Une méditation philosophique sur la vie, qui se déroule à l’infini sous une forme poétique.

Francesco Micieli: «Vom Verschwinden der Cousine» (Zytglogge), Le souvenir d’une cousine suscite chez le narrateur une réflexion sur sa propre histoire de migration.

Ilma Rakusa: «Mein Alphabet» (Droschl), Un dictionnaire de la vie sous la forme de brefs chapitres souvent anecdotiques.
 

«La disparition de Stéphanie Mailer», Joël Dicker, Edition De Fallois poche, 840 pages

Un polar sans grain

Qui a tué une journaliste travaillant dans une petite localité balnéaire des Hamptons? Qui est le vrai coupable d’un quadruple homicide sur lequel enquêtait la jeune femme? Voilà le propos du quatrième roman du Genevois Joël Dicker, auteur traduit dans plus de quarante langues. Le découpage façon série américaine, avec des flash-backs à répétition, fonctionne, mais finit pas donner l’impression d’une recette. Le style? Joël Dicker déroule une écriture sans grande aspérité, ponctuée d’expressions convenues. Ses personnages sont caricaturaux. Ainsi cet avocat new-yorkais, star du barreau, nommé … Starr. Mais, critiques passez votre chemin! L’auteur fait passer le message à travers un certain Meta Ostrovski. La maxime de ce critique littéraire? «Surtout, ne jamais aimer. Aimer, c’est être faible.» Ce coup de pied aux inévitables contempteurs de l’œuvre de Dicker est à l’image de ce polar: un peu naïf, un peu grand guignol. «La Disparition» est d’ailleurs sauvée d’une certaine platitude grâce à des pointes d’humour potache.

STEPHANE HERZOG

Autres lectures conseillées (Suisse romande)

Roland Buti, «Grand National» (Zoé), Un roman concis et plein d’amour sur un homme d’âge moyen en crise.

Pascal Janovjak: «Le Zoo de Rome» (Actes Sud), Une visite du zoo de Rome se transforme en miroir de l’histoire du XXe siècle.

Collectif, «Tu es la sœur que je choisis» (Éditions d’En Bas), Des autrices romandes parlent de la grève des femmes du 14 juin 2019.

Blaise Hofmann, «La Fête» (Zoé), «Fête des Vignerons» 2019 – les aventures de l’un des librettistes du spectacle.

Laurence Boissier: «Safari» (art&fiction / Der gesunde Menschenversand), Brèves observations percutantes du quotidien de l’Homo sapiens, en allemand, français et dialecte bernois.
 

Pierre Lepori, «Nuit américaine» Éditions d’en bas, Lausanne 2018. 108 pages; CHF 23. –/€ 14.–

Nuit américaine

Alexandre anime une émission de radio de nuit dans laquelle les auditeurs appellent pour se confier. Après une émission qui se passe mal, il est envoyé en vacances forcées. De l’autre côté de l’océan, l’animateur en crise se rapproche lentement de lui-même. Les chapitres des récits des auditeurs sont habilement tissés avec ceux racontant son séjour aux États-Unis. Ce bref ouvrage, tantôt sérieux et observateur, tantôt absurde et amusant, s’ouvre sans cesse sur de nouvelles histoires et de nouveaux univers musicaux. En scannant avec un téléphone portable les codes QR à la fin des récits des auditeurs, on peut écouter la bande-son sur YouTube.

Pierre Lepori, né en 1968 à Lugano, vit à Lausanne. L’auteur et correspondant culturel de la radio suisse a traduit lui-même son ouvrage (titre original: «Effetto notte») en français.

Ruth von Gunten

Autres lectures conseillées (Tessin)

Flavio Stroppini, «Comunque. Tell» (Capelli), La légende de Guillaume Tell racontée et illustrée sur un ton irrévérencieux et ironique.

Marco Zappa, «Al Vént Al Bófa... Ammò» (Dadò), Les magnifiques textes du musicien tessinois édités à l’occasion de son 70e anniversaire.

Matteo Terzaghi: «La Terra e il suo satellite» (Quodlibet) / «Die Erde und ihr Trabant» (Brotsuppe) Miniatures poético-philosophiques sur l’enfance, l’écriture et le monde. En allemand et en italien.
 

Leo Tuor, «Die Wölfin / La Luffa», Éditions Limmat, Zurich 2019, 368 pages; CHF/€ 38.50

Die Wölfin – La luffa

On l’appelle «Bub» («garçonnet»). Après le suicide de son père, il grandit auprès de ses grands-parents et de son arrière-grand-mère dans un village de montagne des Grisons. Le grand-père manchot, avec ses références historiques, ses idées bizarres et ses pensées philosophiques, façonne son enfance autant que sa grand-mère, qui règne sans dire un mot. Chaque page du texte est une miniature approfondissant la quête de l’histoire familiale du jeune homme et la formation de son identité. La langue de Leo Tuor est simple, d’apparence légère et poétique.

Édité une première fois en 2002, l’ouvrage de l’écrivain romanche paraît à présent dans une version remaniée et bilingue romanche/allemand. La traduction est l’œuvre de Peter Egloff. Leo Tuor, né en 1959 aux Grisons, vit dans le Val Sumvitg (Surselva, GR).

Ruth VON Gunten

Simone Lappert, «Der Sprung», Roman. Éd. Diogenes, Zurich, 330 pages, reliure en lin à couverture rigide, 30 francs, e-book 24 francs (en allemand)

Personnages fragiles, et un saut dans le vide

Une jeune femme se tient debout au bord d’un toit et menace de sauter. Elle y reste près de deux jours, retenant toute la ville en otage. Simone Lappert, née en 1985 à Aarau, exploite l’incident pour décrire les réactions d’une profusion de personnages de différentes générations et donner à chacun une existence propre. Il y a là de vieilles personnes lassées par la vie, des jeunes pour qui tout est encore possible, et des individus d’âge moyen dévorés par leurs obligations professionnelles. Il y a là Manu, la femme sur le toit, et son ami Finn, livreur à vélo. Il y a un couple d’âge mûr, propriétaire d’un magasin d’alimentation, qui se résigne à plonger toujours plus bas dans les chiffres rouges, il y a un sans-abri qui vend aux passants de petits billets contenant des questions, il y a une adolescente qui cherche un moyen d’échapper à ses cours de natation, il y aussi Roswitha, la propriétaire du café dans lequel les personnages du roman se retrouvent. Simone Lappert raconte les vies de ces protagonistes de manière magnifiquement évocatrice, laissant à dessein l’énigme de Manu et de son suicide dans le flou. L’idée de ce saut dans le vide qui s’achève dans le filet des pompiers pourrait paraître quelque peu construite, mais la peinture des différents personnages, de leurs joies et de leurs peines, fait de ce livre un moment de lecture fort, qui n’est pas sans rappeler le roman de Carson McCullers, «Le cœur est un chasseur solitaire», paru en 1940, dans lequel une série de personnages marquants donne vie à toute une ville.

CHARLES LINSMAYER
 

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