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  • Série littéraire

Elle a combattu la violence avec sa plume

22.03.2024 – Charles Linsmayer

Elle-même victime de marginalisation, l’écrivaine Mariella Mehr a lutté sans relâche pour la réhabilitation des «enfants de la grand-route».

En 1981 paraît un livre qui restera gravé dans de nombreuses mémoires, tant ce document humain est bouleversant. Intitulé «Steinzeit» («Âge de pierre»), il prend la forme des souvenirs de Silvia, une fillette qui, victime des mesures de coercition prises à des fins d’assistance contre la minorité yéniche, a l’impression de vivre à l’âge de pierre. «Je veux vivre, entendez-vous, malgré ce que vous avez prévu pour moi il y a trente ans déjà, je veux vivre, rien d’autre que vivre», s’écrie Silvia, devenue jeune adulte. Et la rage de vivre qu’elle exprime, comme les expériences qu’elle relate, ont un accent de vérité crue: la mère qui ne voulait pas de cette enfant, les sévices physiques et moraux infligés à la fillette dans les foyers et institutions parce qu’elle était membre de la minorité yéniche et, qu’en tant que telle, privée de droits.

Un parcours traumatisant

L'auteure Marielle Mehr (1947-2022)

Née le 27 décembre 1947 à Zurich d’une mère yéniche et d’un père longtemps inconnu, Mariella Mehr n’a, dans son premier roman, que peu transposé son propre parcours: «placement extrafamilial» par Pro Juventute, abus sexuels dans sa petite enfance, clinique psychiatrique, mal-traitance par son père d’accueil, foyer d’enfants, internat, naissance de son fils à la prison de Hildenbank, enlèvement de son fils par Pro Juventute, tentative de suicide, séjour en clinique et, enfin, dépassement du traumatisme par l’écriture de son premier roman.

Une œuvre littéraire saisissante

«Âge de pierre» n’est pas que la confession sans fard d’une victime d’abus multiples: c’est aussi la première preuve du talent littéraire que Mariella Mehr a démontré durant des décennies. Comme dans son roman «Zeus oder der Zwillingssohn» (1994), dans lequel le père des dieux, incarné par un patient de l’hôpital psychiatrique de la Waldau, est sauvagement étripé et castré par l’une de ses victimes féminines, comme si celle-ci voulait en venger des millions d’autres. Ou dans «Daskind» (1995), roman sur un être ayant subi de multiples supplices et outrages et se révoltant à la fin contre l’injustice, au sujet duquel la «NZZ» écrit: «Certains textes ont le pouvoir de vous rendre malade: ce livre-là pourrait remplir des hôpitaux entiers.» Ou encore dans «Brandzauber» («Noir Sortilège», 1998), requiem pour deux jeunes filles, une yéniche et une juive qui, dans l’internat où elles sont placées, se liguent à la vie et à la mort, «comme si deux anges de feu s’étaient rencontrés». 

«Pendant vingt-cinq ans je me suis débattue furieusement dans la verbalité pour donner des mots à la peur. Les cinq premières années je suis restée muette, prisonnière et étouffée par l’absence de contact. L’autisme: rencontrer le monde et répondre à son message par le silence.» 

Mariella Mehr, «Âge de pierre», traduit de l’allemand par Jeanne Etoré. Éd. Aubier-Montaigne, Paris, 1987.

Dans «Akte M. Xenos ill.* 1947 – Akte C. Xenos ill.* 1966», pièce de théâtre qui tire son nom de son dossier à l’institution caritative «Enfants de la grand-route», Mariella Mehr révèle l’ampleur des souffrances que cette «politique d’assistance» raciste lui a infligées, à elle et à bien d’autres. Ce sujet ne la laissera jamais en paix, et resurgit aussi sans cesse dans ces poèmes qui sont les derniers, mais aussi peut-être les plus bouleversants, qu’elle ait réussi à arracher de son esprit toujours en éveil: «L’avenir? / Il ne me lâche pas d’une semelle, / moi la mal-née. / Viens, dit-il, / la mort est un cil / à la paupière de la lumière.»

Une fin apaisée

Mariella Mehr est décédée le 5 septembre 2022 dans un EMS zurichois, à l’âge de 74 ans. Ceux qui pouvaient encore lui rendre visite durant ses derniers mois trouvaient en face d’eux une femme calme et apaisée vis-à-vis des événements presque insoutenables qu’elle avait vécus. Son visage expressif en portait encore les traces, mais sa conversation était enjouée et détendue. En novembre 2021, elle a effectué un de ses derniers voyages – non pas en Arizona pour ce Grand Canyon qu’elle aurait tant aimé voir un jour –, mais à Berne, à l’exposition «Votez!», qui présentait entre autres son infatigable engagement politique. Là, elle a éprouvé une joie malicieuse quand le commissaire d’exposition est tombé des nues en apprenant que cette femme en chaise roulante, vêtue d’une veste de cuir noire, et qui participait de manière anonyme à la visite guidée, n’était autre que Mariella Mehr.

Bibliographie: «Steinzeit» est disponible aux éditions Zytglogge, à Bâle, au format livre de poche. L’ouvrage a été traduit en français par Jeanne Etoré et il a paru sous le titre «Âge de pierre» aux éditions Aubier-Montaigne à Paris en 1987. Il est aujourd’hui épuisé.

Charles Linsmayer est spécialiste en littérature et journaliste à Zurich

 

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